Prendre de la place

Elle veut prendre de la place. Elle veut être une grande et grosse personne. Être une personne fière, une personne avaleuse et forte, impertinente, puissante, grossière. Elle veut être quelqu’une de fabuleuse et légendaire, une personne irrévérencieuse qu’on observe avant de tourner au coin de la rue, qu’on connait avant de rencontrer et qu’on n’oublie plus après un bonjour, qu’on laisse traverser même quand le feu est rouge, qui surplombe les crânes et se cogne aux portes, qu’on n’ose jamais vraiment complètement toucher par peur d’y perdre son avant-bras. Elle veut être une gargantuesque et magnifique personne. Une personne qui prend de la place, qui salive, hurle, vacarme, ricane et engloutit.

Elle veut prendre de la place. Elle veut être une géante invitée dans le lit des autres, elle veut s’étaler, elle veut faire les draps, défaire les draps, refaire les draps, se perdre dedans, creuser le matelas, marquer son espace, abimer, coincer, couiner, rouiller. Elle veut bousculer les passant·es, elle veut déranger les vieillard·es, elle veut coller son aisselle puante au nez des lève-tôt, elle veut défoncer des oreilles internes, casser des tympans, tirer des cheveux, elle veut grommeler, râler, s’insurger, colériser, terrifier, foudroyer, se moquer, s’amuser, vomir, salir, pisser partout, elle veut perturber, dévier, détruire, dissimuler, démolir, elle veut écraser le chien qui passe sous son immeuble tous les matins qui chie sur le trottoir pile poil devant la porte, elle veut écraser et piétiner et poussiérer ce chien sous ses pieds massifs enfermés dans ses chaussures de marche taille 46, et quand elle dévale les escaliers la rue les dalles les bordures tous les matins, elle l’évite, à la dernière enjambée, de justesse.

Le bruit les cloches les vrombissements les hauts parleurs les cris les hurlements les dérapages les rugissements les appels à l’aide les réveils la radio les plaintes les hululements les bris de verres les alarmes incendie les sonneries de police d’ambulance de pompier les autoroutes les avions les détonations les bousculades les gargarismes

Ce sont toutes ses voix, les sons qui surgissent rugissent de sa gorge.

Elle a l’audace de déraper, de lancer la blague de trop, de crier, d’interpeller, de couper la parole, de parader, de manger, d’être toujours en demande toujours sur le fil toujours dans le trop ou l’à côté, d’être insatiable des autres des soirées des lumières des sons des murmures des êtres qui volatilent des êtres qui viennent des êtres qui passent des êtres qui restent des êtres qui s’incrustent partout dans sa chair qui se brisent sur ses coudes qui glissent le long de sa raie qui se noient dans l’humidité des replis mouillés qui s’étouffent sous ses poils rêches qui s’égarent sur la peau crocodile qui grignotent ses côtes et sucent ses intestins.

Elle regarde ce corps.

Jamais assez de peau. Jamais trop de place.

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Dans la chambre aux néons rouges